LA NAISSANCE DE LARAGNASSE

C'est par un article d'un de mes blogs que le monde entier, ébahi, apprenait en janvier 2012 l'existence de Laragnasse. Et ce n'était pas du tout dans le cadre du rugby mais dans celui de la musique (si l'on peut appeler ça musique).
Voici la chose exhumée pour vous :




UN GROUPE MÉCONNU :
 HEINRICH' BLACK DEVILS

L’histoire commence dans les années 50 à Laragnasse, dans l’Aveyron. Henri Lajoie, issu d’une famille modeste (le père est flatuleur dans une conserverie de cassoulet, la mère astrophysicienne à domicile) joue de l’accordéon dysphonique au sein des «Campagnols», l’harmonie municipale. Il décide en 1952 de fonder un orchestre avec d’autres musiciens des Campagnols :
Raymond Cussinoux (dit Raymond la Science car il connaît les tables de multiplication) trompette et cabrette.
André Roubignol, Bonbon, qui tient l’harmonium à l’église, se charge des claviers.
René Lécluze , surnommé Gorgeon, deuxième accordéon et pastis.
Marius Boudinot, l’Enclume, titulaire de la grosse caisse, prendra la batterie.
Augustin Lamoule, la Mule, contrebasse.
Louis Margouillat, dit Torgnole pour ses aptitudes au combat rapproché, guitare.
Pierre Torchevieux, un semi-pro qui opère déjà dans les baptêmes et les mariages accepte de devenir le chanteur du groupe, qui répète inlassablement dans une salle désaffectée de l’abattoir à volailles. Le groupe s’appellera sobrement « Riton Lajoie et son orchestre ».
Ils seront rejoints quelques mois plus tard par Ginette Laprugne, dite Cochina, violon et mandoline, et Huguette Charançon, Pipette, choriste, triangle et maracas


Ils apparaissent pour la première fois en public à l’occasion du bal des conscrits, l’accueil est assez mitigé : ils sont les défenseurs intraitables d’un musette pur et dur, sans concession aucune et ne s’écartent guère des standards du genre, « Ah ! le petit vin blanc », « On n’a pas tous les jours vingt ans » ou autre « Java bleue », et les moins de 70 ans ne sont guère enthousiasmés. Ils écument les bals de village aux alentours, les temps sont durs et les moyens de déplacement rudimentaires :


Pourtant il faut bien manger, ils vont mettre de l’eau dans leur vin et dès 1955, ils tentent de surfer sur la vague latino, mambo, rumba et cha-cha-cha, le groupe est alors rebaptisé Enrico Frijoles* (en hommage à son père) et los Sombreros »

Tout à gauche, Gorgeon joue du pastis

Il sont alors remarqués par un homme d’affaire local, Paul Trognard, bien introduit dans le show-biz aveyronnais et qui les prend sous contrat. Les conditions matérielles s’améliorent, ils disposent désormais d’un véhicule mieux adapté à leurs longues tournées dans le sud Aveyron :



Pourtant les nuages noirs s’amoncellent déjà au-dessus du groupe : en juin 1963, Gorgeon est retrouvé mort d’une overdose de pastis Duval dans les toilettes de la salle polyvalente de Sainte Greluche après le bal des pompiers, la vague yé-yé les oblige à changer une fois de plus de style et de nom : désormais ce sera « Ricky Joy and the Black Beans ». C’est d‘ailleurs sous ce nom qu’il décrocheront leur seul et unique enregistrement, sous le célèbre label aveyronnais Tripoux, un 45 tours simple empruntant son titre à la chanson de la face A, le déchirant « Reviens-moi Ginette ! ». Mélange de twist et de rythm and bouse, malgré l’absence totale de promo, le disque atteindra le chiffre respectable de 53 exemplaires vendus.
Ricky Joy and the Black Beans

Puis Paul Trognard s’enfuit avec la caisse, emmenant avec lui Cochina, la petite amie d’Henri. René Lécluze est remplacé par Adrien Piedvache, Pipette malgré une technique rudimentaire, tient le violon et la mandoline pour remplacer Cochina, mais le groupe ne trouve toujours pas sa place. Faut dire que l’accordéon, pour le yéyé, ça n’aide pas…
Une brève tentative dans le reggae sous le nom de « Rasta Rick and the Beans Eaters » s’avérera tout aussi infructueuse. Ils cherchent alors à imposer un nouveau style avec « Henry and the Pinguins », sans plus de succès.

Henry and the Pinguins

Suit une brève incursion avortée dans le country rock : Ricky Country and the Roy Beans

: Ricky Country and the Roy Beans

Ils décident alors de changer radicalement de registre et se lancent dans le black metal sous le nom de Heinrich’s Black Devils. Malgré une scénographie très travaillée et des tenues de scène originales, le public boude, comme en témoigne cette photo de leur dernier concert à l’occasion de la foire au gras de Trouffignac, dans l’indifférence générale :

Heinrich’s Devils, Pipette s’est mise au violon.

Ce sera leur dernier échec : miné par les dissensions internes et les problèmes financiers, le groupe finit alors par éclater. Seuls Henri et Raymond la Science, unis par une indéfectible amitié, resteront ensemble et poursuivront une carrière de musiciens des rues. On peut encore les écouter dans les couloirs du métro de Millau.



* Frijoles : haricots en espagnol